XV
UNE AUTRE OCCASION

Appuyé à l’ombre du grand mât, Bolitho observait l’intense activité qui régnait sur le pont comme d’ailleurs dans tout le bord. On était en octobre, cela faisait maintenant deux mois que le Trojan se trouvait à Port-aux-Anglais dans l’île d’Antigua, base principale de l’escadre des Antilles. Il y avait là de nombreux bâtiments qui avaient besoin de réparer, pas tant à cause de la guerre que des dommages subis dans le mauvais temps et des atteintes de la vieillesse. L’arrivée du Trojan avait suscité énormément d’animation et de curiosité. Dès qu’ils avaient été au mouillage, le capitaine Pears avait fait mettre son pavillon à mi-drisse en hommage à tous leurs morts.

Mais à présent, à voir tout ce gréement impeccable, voiles proprement ferlées, ponts remis en état, il était difficile d’imaginer le combat qui avait fait rage à son bord.

Bolitho s’abrita les yeux pour observer le rivage. La terre était piquetée de blanc par les maisons, il apercevait la pointe familière d’une colline. La rade était animée, annexes de chantiers, citernes, sans compter l’habituelle procession des marchands en tout genre qui offraient leurs marchandises douteuses aux benêts qui tomberaient dans le piège.

Et sans parler du bâtiment, bien des choses avaient changé. De nouveaux visages étaient arrivés à bord, des hommes venus d’Angleterre et du reste des Antilles. Il fallait maintenant intégrer les recrues au restant de l’équipage.

Parmi ces dernières figurait un lieutenant, un certain John Pointer. Compte tenu de son ancienneté, il avait pris les fonctions de quatrième lieutenant à la place de Bolitho. C’était un homme chaleureux qui parlait avec l’accent rond du Yorkshire. À première vue, l’homme semblait compétent et désireux d’apprendre.

Quant au jeune Libby, revenu au rang d’aspirant, il avait gagné le navire amiral pour y subir ses examens d’officier qu’il avait franchis très honorablement. C’est encore lui qui avait été le plus étonné de son résultat. Il était parti à bord d’un autre deux-ponts, non sans une certaine tristesse chez lui et chez ses camarades de poste. Deux aspirants avaient été embarqués, tous deux venus directement d’Angleterre. Et à en croire Bunce, de parfaits incapables…

Plus personne n’avait entendu parler de Coutts, sinon qu’il était retourné à New York. Mais les autres nouvelles étaient suffisamment préoccupantes pour qu’on n’allât pas se soucier de son sort, promotion ou disgrâce.

En Amérique, le général Burgoyne, qui avait mené quelques opérations réussies à partir du Canada au commencement de la révolution, avait reçu mission de s’emparer de l’Hudson. À la tête de sept mille hommes, il s’était mis en marche avec sa détermination habituelle. Il espérait renforcer ses effectifs grâce aux régiments de New York, mais on ne sait qui avait décidé qu’il n’y avait pas suffisamment d’hommes pour défendre cette ville. Le général Burgoyne avait donc attendu en vain et venait de se rendre avec tous ses hommes à Saratoga.

D’autres sources signalaient une activité accrue des corsaires français, sérieusement encouragés par la nouvelle de toutes ces défaites sur le front terrestre.

Le Trojan allait bientôt être prêt pour retourner au combat, mais Bolitho ne parvenait pas à comprendre comment la maîtrise de la mer pourrait permettre aux Britanniques de mater une rébellion de type colonial. Cela paraissait encore plus douteux avec l’implication grandissante des Français.

Il s’approcha des filets : un bâtiment de commerce passait le long du bord. Il faisait chaud, certes, mais la saison des pluies était passée et le temps paraissait incomparablement plus frais. Il se tourna vers l’arrière, le pavillon pendait lamentablement. Il devait faire encore beaucoup plus chaud dans la grand-chambre.

Il essayait de se convaincre que Quinn était un étranger, quelqu’un qu’il avait croisé en passant. Pourtant, il ne pouvait pas oublier le jeune lieutenant dont il avait fait la connaissance à son arrivée à bord : dix-huit ans, tout juste sorti du poste des aspirants, là où en était maintenant Libby. Et puis cette blessure atroce, qui avait brisé sa confiance tranquille et sa volonté de devenir officier de marine malgré les avis d’une famille fortunée.

Ces dernières semaines avaient dû être un véritable enfer pour ce malheureux. Il avait été relevé de toutes ses fonctions à bord et, même s’il conservait son grade, il serait de toute manière moins ancien que Pointer.

Mais enfin, les problèmes de Quinn étaient passés au second rang des priorités à cause des activités de l’escadre des Antilles et de l’inquiétude où l’on était d’une intervention directe des Français.

À présent, en ce mois d’octobre 1777, il était entendu par la commission d’enquête qui s’était réunie dans la chambre de Pears. Il s’agissait de la dernière étape avant un éventuel passage en cour martiale.

Bolitho contemplait rêveusement les autres bâtiments présents sur rade et dont les silhouettes se miraient sur l’eau, mantelets grands ouverts pour trouver un peu de fraîcheur. Tous ces vaisseaux allaient sous peu endurer ce que venait de subir le Trojan sous le feu de l’Argonaute. Ils n’allaient plus trouver en face d’eux des rebelles certes braves, mais inexpérimentés. Ils allaient se trouver confrontés à la fine fleur de la marine française. La discipline allait se resserrer, plus aucune défaillance ne serait tolérée. Et tout cela diminuait encore les chances de Quinn de s’en sortir à bon compte.

Il se retourna en voyant arriver le lieutenant Arthur Frowd qui était de quart. De même que Libby, il avait gagné ses galons au combat et attendait une affectation à bord d’un bâtiment plus adapté à ses compétences. Même s’il était le moins ancien des lieutenants, c’était lui qui comptait le plus d’années. Dans son uniforme tout neuf, les cheveux soigneusement coiffés et nattés, il avait l’air d’un vrai capitaine.

— Que pensez-vous de son cas ? demanda Frowd, visiblement mal à son aise.

Il n’osait même pas citer le nom de Quinn. Comme beaucoup d’autres à bord, il avait sans doute peur de se trouver lié peu ou prou à cet homme.

— Je ne sais trop que dire.

Bolitho jouait négligemment avec la garde de son épée, vaguement inquiet en constatant que les choses duraient si longtemps. Cairns avait été convoqué à l’arrière, comme D’Esterre et Bunce avant lui. Ce genre de corvée était particulièrement pénible, c’était comme lorsque l’on voyait le pavillon de cour martiale monter à la corne d’un bâtiment de guerre ou lorsque la procession des embarcations s’avançait pour venir assister à une séance de fouet ou à une pendaison.

— J’ai d’abord eu peur, reprit-il. Et cela a encore dû être bien pire pour lui. Mais…

— Oui, monsieur, fit Frowd d’un ton véhément, c’est ce mais qui fait toute la différence. S’il s’agissait d’un vulgaire matelot, il serait depuis longtemps pendu au bout de la grand-vergue !

Bolitho ne répondit rien et attendit que Frowd se fût éloigné. Frowd ne comprenait rien, et comment aurait-il pu le faire ? Parvenir au grade de lieutenant était déjà assez difficile pour un jeune homme. Y accéder par le rang était une autre paire de manches. Et Frowd y était parvenu au prix de beaucoup de sueur. Pour lui, la défaillance de Quinn s’apparentait plus à la trahison qu’à une quelconque faiblesse.

Le sergent Shears traversa la dunette et le salua. Bolitho le regarda.

— C’est mon tour ?

— Oui, m’sieur.

Shears jeta un coup d’œil furtif aux hommes de quart et au factionnaire.

— Ça ne se passe pas trop bien, monsieur – il baissa d’un ton : Mon officier a rendu son témoignage et comme y en a un qu’a dit, qu’est-c’qu’un fusilier sait des officiers de marine ? Vaut mieux entendre ça qu’d’être sourd monsieur, conclut-il, visiblement indigné.

Bolitho se dirigea vers l’arrière, serrant convulsivement la garde de son épée pour essayer de retrouver son calme.

La chambre de Pears avait été vidée de ses meubles pour faire de la place aux membres de la commission d’enquête. Il ne restait plus qu’une table nue derrière laquelle étaient assis trois capitaines de vaisseau.

Il y avait pourtant d’autres assistants, assis sur le côté. La plupart d’entre eux étaient inconnus de Bolitho, à l’exception des témoins qui avaient déjà déposé, Cairns, D’Esterre et, seul dans un coin, les mains croisées sur les genoux, Pears.

— Monsieur Bolitho ? demanda froidement le plus ancien des capitaines.

Bolitho plaça son chapeau sous son bras avant de répondre.

— Oui, monsieur, je suis le second lieutenant.

L’officier qui se trouvait le plus à droite, un capitaine de vaisseau très maigre aux lèvres pincées, lui demanda :

— Etiez-vous présent sur le pont lorsque les événements qui donnent lieu à cette enquête se sont produits ?

Bolitho remarqua soudain la plume du secrétaire posée sur une pile de papiers. Pour la première fois depuis son arrivée, il regarda Quinn. Le jeune officier était debout près de la porte, on aurait dit qu’il avait du mal à respirer.

— Oui, monsieur, j’étais là.

Comme c’est absurde, songea-t-il, ils savent tous pertinemment que j’étais présent, tous, jusqu’aux cuistots.

— J’avais la responsabilité du pont supérieur, continua-t-il, lorsque nous avons attaqué l’ennemi par tribord.

Le capitaine de vaisseau qui présidait continua sèchement. Bolitho se souvenait de l’avoir aperçu à New York.

— Je vous prie d’oublier les règles formelles, si vous le pouvez. Ce n’est pas vous qui êtes jugé.

Il jeta un coup d’œil au capitaine de vaisseau qui avait les lèvres pincées.

— Je crois que cela ne ferait de mal à personne de garder ceci en tête – et à Bolitho : Qu’avez-vous vu exactement ?

Bolitho était parfaitement conscient des regards que posaient sur lui ceux qui étaient dans son dos. Si seulement il avait pu savoir ce qu’ils avaient déclaré avant son arrivée, surtout son capitaine !…

Il s’éclaircit la gorge avant de répondre.

— Nous ne nous attendions guère à combattre, monsieur. Mais l’Argonaute, avait démâté le Spite sans prévenir, et nous n’avions donc guère le choix.

— Nous, qui ça nous ?

La question était posée sur un ton très calme.

Bolitho rougit subitement sous les trois paires d’yeux qui étaient rivées sur lui.

— J’ai entendu l’amiral déclarer que nous devrions combattre en cas de nécessité, monsieur.

— Ah ! bon – petit sourire : Continuez, je vous prie.

— La bataille a été très dure, monsieur, et nous manquions déjà de monde avant même qu’elle ait commencé…

Le capitaine aux lèvres minces le regardait d’un air un tantinet narquois.

— Je ne veux pas dire par là que c’est une excuse, monsieur, mais, si vous aviez vu comment nos hommes se sont battus et sont morts ce jour-là, vous comprendriez ce que je veux dire.

Le silence était extrêmement pesant, comme le calme avant la tempête. Mais il ne pouvait plus s’arrêter, à présent. Après tout, qu’en savaient-ils ? Ils n’avaient sans doute jamais eu à se battre avec autant d’officiers sans expérience, de marins aussi peu amarinés. Il repensait à cet homme allongé sur la table de Thorndike, suppliant qu’on lui laissât sa jambe, au fusilier qui était tombé le premier, du haut du mât jusque dans la mer. Et il y en avait eu tant d’autres comme ceux-là, beaucoup trop…

— Le français est arrivé à l’abordage, continua-t-il ; ils sont montés à bord ou du moins, ils ont essayé…

Il s’arrêta : il revoyait encore ce lieutenant français plonger entre les deux coques, il revoyait sa lame couverte de sang.

— Mais nous nous sommes battus, nous les avons repoussés. Mr. Quinn – il se tourna vers lui –, Mr. Quinn m’a assisté jusqu’à cet instant, et il est resté sous le feu de l’ennemi pendant tout le combat jusqu’à la fin.

— Et puis, reprit le président, on vous a conduit en bas, est-ce exact ?

Il observait Bolitho, qui était visiblement très tendu.

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt et un ans, monsieur, ce mois-ci.

Il eut le sentiment d’entendre quelqu’un pouffer derrière lui.

— Et vous avez rejoint la marine à douze ans, je crois. Comme la plupart d’entre nous d’ailleurs. En outre, vous êtes issu d’une famille de marins distingués.

Sa voix se fit soudain plus dure.

— Compte tenu de votre expérience, monsieur Bolitho, avez-vous pensé au cours de ces événements regrettables que l’attitude de Mr. Quinn dénotait un manque d’aptitude on de courage ?

— A mon avis, commença vivement Bolitho…

Mais il en resta là.

— Non, insista le président, je vous demande de me répondre en tenant compte de votre expérience.

Bolitho se voyait pris au piège, il n’y avait pas moyen d’en sortir.

— Je ne sais pas quoi répondre, monsieur.

Il s’attendait à être renvoyé, mais le président reprit la parole.

— C’était votre ami, n’est-ce pas ?

Bolitho tourna les yeux vers Quinn. Il se prenait à détester ces trois capitaines, les autres, tout le monde.

— Non, monsieur, c’est mon ami, répliqua-t-il d’une voix ferme.

Un murmure de surprise parcourut l’assistance.

— Il est possible qu’il ait : eu peur, mais moi aussi, j’ai eu peur, et beaucoup d’autres avec moi. Affirmer le contraire serait pure stupidité.

Avant de se retourner vers la table, il eut le temps de voir Quinn relever le menton, l’air inquiet.

— Ses actes antérieurs plaident pour lui, reprit Bolitho. J’ai travaillé avec lui au cours de missions très délicates. Il a été gravement blessé et…

Le capitaine aux lèvres minces se pencha pour parler à ses collègues.

— Je crois que nous en avons suffisamment entendu. Le témoin n’a plus rien à ajouter – il se tourna vers Bolitho : Je crois savoir que vous avez refusé une nouvelle affectation auprès de l’amiral Coutts ? Expliquez-moi cela, s’agit-il d’un manque d’ambition de votre part ?

Le président fronça le sourcil et regarda derrière lui : on avait entendu marcher sur le pont.

Sans se retourner, Bolitho sut que c’était Pears.

— Vous vouliez dire quelque chose, capitaine Pears ? demanda le président.

Le capitaine était extrêmement calme.

— Je crois que c’est à moi qu’il appartient de répondre à cette dernière question. Il ne s’agit pas d’un manque d’ambition, monsieur. Dans ma famille, nom d’une pipe, on appelle cela de la loyauté !

Le président leva la main pour calmer l’excitation qui s’était subitement emparée de l’assistance à cette intervention.

— Admettons – il se tourna vers Bolitho, l’air triste : Cependant, j’ai bien peur que, dans le cas du lieutenant Quinn, la loyauté ne suffise pas.

Il se leva et tous les assistants en firent autant.

— La séance est levée.

Bolitho monta sur le pont et attendit que les membres de la commission eussent pris congé. Dalyell et Pointer étaient avec lui lorsque Quinn parut à son tour. Il se dirigea vers Bolitho et murmura :

— Merci pour ce que vous venez de déclarer, Dick.

Bolitho haussa les épaules.

— Je ne suis pas sûr que cela ait servi à grand-chose.

— Vous avez plus de courage que moi, Dick, fit Dalyell. Ce capitaine, avec ses yeux d’acier, m’a complètement glacé !

— Mais le président a raison, fit Quinn, je ne pouvais pas bouger. Je me sentais comme mort, inutile – et, voyant Cairns qui s’approchait : Il faut que je regagne ma chambre.

Le second alla s’accouder à la lisse et resta là à contempler les embarcations.

— Il est temps que nous reprenions la mer, observa-t-il.

Les autres officiers s’en furent, à l’exception de Bolitho, qui lui demanda :

— Croyez-vous que ce capitaine vient d’ôter à Quinn ses dernières chances ?

Cairns l’observait, l’air pensif.

— Non je ne crois pas. J’ai été témoin des faits, mais j’étais plus loin que vous et moins concerné par ce qui s’est passé. Imaginez que vous ayez été tué par un tireur français ou écrasé par un boulet à chaîne. Croyez-vous vraiment que Quinn serait allé à l’avant et aurait repoussé nos agresseurs ?

Il eut un triste sourire et prit Bolitho par le bras.

— Je ne vous demande pas de trahir une amitié. Mais vous savez aussi bien que moi que nous aurions eu du mal à nous en sortir contre l’Argonaute si Quinn avait dirigé le combat sur le gaillard d’avant.

Il laissa errer ses yeux sur le pont, comme pour se remémorer ces événements.

— Enfin, conclut-il, il y a beaucoup de vies en jeu, ce qui compte bien davantage que l’honneur d’un homme.

Bolitho était désespéré. Il savait bien que Cairns avait raison, mais ne pouvait se retenir d’une certaine pitié pour Quinn.

— Que vont-ils décider ?

— L’amiral va recevoir le compte rendu des délibérations. Cela a assez duré. Mais d’un autre côté, il sait qui est le père de Quinn, il sait qu’il s’agit d’un homme influent dans la Cité.

La cour se réunit de nouveau après le déjeuner, et les prévisions de Cairns se révélèrent parfaitement exactes. La cour décida que le lieutenant James Quinn était devenu inapte au service du roi à la suite d’une blessure reçu en service. Sous réserve de confirmation par le commandant en chef, il serait donc renvoyé à terre et attendrait le premier bâtiment à rentrer en Angleterre. À la suite de quoi, il serait renvoyé de la marine.

Personne ne saurait ce qui s’était passé hors du bord, à l’exception de l’intéressé, qui allait porter ce fardeau toute sa vie. Et Bolitho se demandait même s’il le supporterait longtemps.

Deux jours plus tard, le Trojan reprit la mer alors que le sort de Quinn était toujours en balance. La conclusion de cette triste affaire allait se faire encore attendre.

 

Deux jours et demi après avoir quitté Port-aux-Anglais, le Trojan faisait route plein ouest sous huniers et misaine, par fort vent arrière. Il avait fallu prendre des ris. L’occasion était toute trouvée de profiter de ce temps pour entraîner l’équipage et les nouveaux embarqués, en particulier à la manœuvre des voiles. Les embruns balayaient constamment l’arrière et la dunette, le temps était brumeux.

À l’exception de quelques îlots aperçus par tribord avant, la mer était vide : désert uniformément bleu, ourlé de crêtes blanches qui manifestaient la puissance du vent.

Bolitho se tenait à la coupée bâbord. Un fort bon café qu’il venait d’avaler lui faisait encore chaud au ventre, et il attendait de prendre son quart, le premier quart de l’après-midi. Il y avait beaucoup de nouveaux visages à bord, de nouveaux noms qu’il devait graver dans sa tête. Il fallait déceler ceux qui étaient les plus habiles et ceux qui resteraient des empotés, mais, pour l’instant, tous paraissaient aussi malhabiles les uns que les autres. Bolitho avait été très occupé ces derniers jours, pas suffisamment toutefois pour ne pas ressentir l’étrange atmosphère qui régnait à bord : un certain fatalisme dans l’entrepont et beaucoup d’amertume chez les officiers.

Le Trojan avait reçu ordre de faire route pour la Jamaïque. Des fusiliers s’entassaient dans l’entrepont, l’amiral les envoyait là-bas à la demande du gouverneur qui en avait exprimé le besoin pour maintenir l’ordre. De nombreux bâtiments de commerce avaient sombré dans le mauvais temps, et, pour rendre les choses encore pires, des révoltes d’esclaves venaient d’éclater dans deux des plus grandes plantations de l’île. Décidément, la rébellion semblait dans l’air un peu partout. Si l’Angleterre voulait maintenir son emprise sur ses possessions des Antilles, il fallait y mettre rapidement le holà, sans laisser aux Français et peut-être aux Espagnols le temps d’instaurer un blocus et de s’emparer de quelques-unes de ces îles.

Mais Bolitho soupçonnait fort Pears de ne pas voir les choses de cet œil. Tandis que la flotte se préparait pour une confrontation inévitable au cours de laquelle ils auraient un besoin impératif de tous les vaisseaux de ligne, voilà qu’on expédiait le Trojan à la Jamaïque pour jouer les transports de troupes, ou guère mieux.

Les explications de l’amiral, qui avait soutenu que le Trojan n’avait pas besoin d’escorte et libérait donc des bâtiments pour d’autre tâches, ne l’avait pas convaincu. Chaque jour Pears arpentait sa dunette, toujours aussi attentif à l’état de son bâtiment, mais plus solitaire que jamais.

Et les jours à venir n’allaient guère lui apporter de réconfort, songeait Bolitho. Ils passeraient bientôt la pointe sud-est de Porto Rico, qui était encore sous l’horizon, tout près de l’endroit où Coutts l’avait contraint à engager un combat désespéré. D’une certaine façon, il aurait mieux valu que l’Argonaute ne rompît point le combat. Au moins, ils auraient pu faire état d’une victoire totale. Et après tout, ce capitaine français s’était peut-être fait traiter en bouc émissaire, lui aussi ?

Enfin, comme disait Cairns, mieux valait encore être à la mer et s’occuper à quelque chose que de traîner au mouillage à ressasser tout ce qui était arrivé.

Bolitho se tourna pour observer le pont principal, rempli d’uniformes rouges et d’armes rassemblées en tas. D’Esterre et le capitaine qui avait embarqué avec eux passaient l’inspection pour la centième fois.

— Ohé, du pont !

Bolitho leva la tête.

— Une voile, monsieur ! Tribord avant !

Dalyell était de quart, et c’est dans ce genre de circonstances que l’on met le doigt sur les effets du manque d’expérience.

— Quoi, qu’est-ce qui se passe ? Où ça ?

Il arracha une lunette des mains de l’aspirant Pullen et se précipita dans les enfléchures tribord.

Sambell, pilote de quart, laissa tomber amèrement :

— Encore heureux que l’amiral Coutts soye pas à bord. Il nous aurait obligés à pourchasser ce salopard !

Dalyell se tourna vers lui :

— Montez donc là-haut, monsieur Sambell. Dites-moi ce que vous voyez.

S’apercevant que Bolitho le regardait, il ajouta timidement :

— Cela fait si longtemps que nous ne voyons personne, je me suis laissé surprendre.

— C’est bien ce qu’il me semble, monsieur.

Pears venait d’apparaître sur le pont. Il examina les voiles, jeta un œil à la rose.

— Hmm…

Dalyell observait le pilote, qui mettait une éternité à grimper dans la mâture.

Pears s’approcha de la lisse pour regarder les fusiliers.

— Un pêcheur, sans doute, il y a des tas d’îlots dans les parages, et plein d’endroits où trouver du bois et faire aiguade. Ce n’est pas trop dangereux, à condition de garder l’œil.

Il fronça pourtant le sourcil en entendant Sambell qui criait :

— Il est en train de foutre le camp ! Il se dirige vers l’un de ces îlots !

Dalyell essayait désespérément de s’humecter les lèvres.

— Il nous a vus, annonça-t-il en regardant son capitaine, vous ne croyez pas ?

Pears haussa les épaules.

— Je n’en crois rien, notre vigie voit beaucoup plus loin que lui, il est au ras de l’eau.

Il se frottait le menton, Bolitho eut l’impression de saisir une lueur dans son regard.

— Rappelez du monde, monsieur Dalyell, fit soudainement Pears, et lofez de trois quarts. Faites route au nord-nord-ouest – il croisa ses grosses mains dans son dos –, et vivement je vous prie, monsieur ! Par mon âme, il va falloir que vous vous amélioriez un sacré coup !

Dans les trilles des sifflets, les hommes se précipitèrent sur le pont pour exécuter la manœuvre. Cairns arriva lui aussi en entendant le tintamarre, il avait décidément l’œil à tout.

— Nous avons une voile sur tribord, monsieur Cairns, lui annonça Pears. C’est peut-être un pêcheur, mais j’en doute. Par les temps que nous vivons, ils sont en général à plusieurs.

— Un autre corsaire, monsieur ?

Cairns s’exprimait avec une prudence de serpent : Bolitho en conclut que depuis quelques jours Pears lui en avait passé de vertes et de pas mûres.

— Possible.

Pears se tourna vers D’Esterre qui se faisait bousculer par les fusiliers, essayant d’échapper à la ruée des matelots venus prendre part à la manœuvre des écoutes et des bras.

— Capitaine D’Esterre !

Pears avait les yeux rivés sur les hauts, occupé à vérifier la manœuvre en cours.

— Que me proposeriez-vous pour mettre vos hommes à terre s’il y avait d’autres troubles à la Jamaïque ?

— J’utiliserais les embarcations, monsieur. Débarquement par sections au-dessus du port avant de me rendre aux ordres du gouverneur.

Pears esquissa ce qui pouvait ressembler à un sourire.

— D’accord avec vous – il lui désigna les chantiers : Nous allons faire un petit exercice au crépuscule.

D’Esterre n’en croyait pas ses oreilles.

— Ici, sur l’un de ces îlots.

Puis, s’adressant à Cairns :

— S’il se trouve du pirate dans le coin, nous allons lui balancer quelques fusiliers. Et de toute manière, cela constituera un bon entraînement. Puisque le Trojan doit jouer les transports de troupes, autant faire convenablement notre boulot. Non, mieux que convenablement.

Cairns se mit à sourire, heureux de voir que Pears retrouvait son enthousiasme d’antan.

— Bien, monsieur.

— En route nord-noroît, m’sieur ! annonça le timonier.

— Faites route comme ça.

Cairns attendait impatiemment que Bolitho ait enfin relevé Dalyell.

— Je prie le ciel que nous en attrapions un, ne serait-ce que pour montrer au contre-amiral Coutts de quoi nous sommes capables !

Pears, qui l’avait entendu, lui glissa :

— C’est le moment, monsieur Cairns ; maintenant, vous allez voir.

Mais il n’en dit pas plus.

Bolitho surveillait ses hommes qui se livraient à leurs diverses tâches tandis que leurs camarades étaient descendus souper. Il était toujours persuadé que Coutts avait eu raison d’agir comme il l’avait fait, mais son assurance était tout de même passablement ébranlée.

Et maintenant, pourquoi Pears se donnait-il le mal de débarquer des fusiliers pour un motif aussi futile ? S’agissait-il de sa fierté blessée, ou s’attendait-il que l’amiral le fît passer en cour martiale après l’affaire de l’Argonaute ?

— J’ai l’intention de m’éloigner dès que les fusiliers seront à terre, annonça Pears à Bunce. Je connais bien les parages, et j’ai même une petite idée derrière la tête.

Bunce se mit à rire :

— Pour ça, j’sais bien que vous connaissez l’endroit, capitaine. À mon avis, c’est la volonté de Dieu que nous soyons ici aujourd’hui.

Pears fit une grimace.

— C’est assez probable, monsieur Bunce. Mais nous verrons bien. Il ne nous reste qu’à prier.

— Que veut-il dire ? demanda Bolitho à Cairns.

Le second eut un haussement d’épaules.

— Il connaît ce coin comme sa poche, autant que le Sage. J’ai moi-même étudié la carte, mais à mon avis il n’y a rien de particulier dans le coin, si ce n’est les récifs et les courants habituels. Je ne vois pas de raison de s’exciter.

Pendant ce temps-là, le capitaine arpentait le tillac.

— Je vais aller dîner. Cet après-midi, nous allons mettre tout l’équipage au travail pour préparer les embarcations, il me faut des pierriers dans tous les canots, et sélectionnez-moi les hommes que nous enverrons à terre. Quant à vous, Bolitho, vous dirigerez les opérations et Mr. Frowd vous secondera. Le capitaine D’Esterre prendra le commandement des troupes à terre.

Et il reprit ses allées et venues, les mains croisées dans le dos.

— Je suis content pour lui, glissa Cairns à Bolitho, mais je ne suis pas sûr que cette décision soit très sage.

— Ma mère, fit Bunce, ma mère avait coutume de dire à propos de ces gens trop sages qu’une bonne tête ne servait de rien sur des épaules trop frêles.

Et il regagna sa chambre à cartes en ricanant.

Cairns hochait pensivement la tête.

— Dire que je n’imaginais même pas que ce vieux bougre avait seulement une mère…

 

Le Trojan s’approcha jusqu’à un mille du premier îlot et mit en panne pour déposer ses embarcations chargées de fusiliers.

La plupart de ces fusiliers avaient passé un certain temps à Antigua et n’avaient qu’une vague idée de la guerre qui faisait rage en Amérique, grâce aux navires de passage. Certains d’entre eux, en nombre limité, avaient quelque idée de la raison pour laquelle on les expédiait sur cette île, et ils considéraient cela plutôt comme une bonne plaisanterie. Mais, tout compte fait, les hommes étaient d’assez plaisante humeur.

Le sergent Shears, toujours aussi bougon, s’exclama :

— Par Dieu, monsieur, on croirait qu’on s’embarque pour une partie de plaisir, non mais c’est pas vrai !

La mer était assez agitée, et il leur fallut plus de temps que prévu pour exécuter la manœuvre. Lorsque tout fut prêt, il faisait déjà sombre, le coucher du soleil teintait les crêtes de lueurs dorées.

Bolitho s’était installé dans la chambre du cotre de tête. Il avait posé la main sur l’épaule de Stockdale, qui tenait la barre. L’anse dans laquelle ils étaient supposés atterrir était toujours invisible, alors qu’elle était parfaitement indiquée sur la carte. À vrai dire, personne ne connaissait exactement la position des récifs et des bancs de sable. Ils avaient déjà identifié un certain nombre de dangers, mais les fusiliers étaient passablement inquiets. Et n’importe qui l’aurait été à leur place, à voir les lourdes bottes, le barda et l’équipement dont ils étaient chargés. Au cas où ils chavireraient, ils étaient certains d’aller directement par le fond.

— En fait, Dick, lui dit D’Esterre, ils doivent déjà nous voir. Et comme ils ne vont pas s’amuser à combattre autant de monde, nous avons fort peu de chances de les trouver !

Ils passèrent à raser un rocher qui affleurait sur tribord et Bolitho mâta un pavillon blanc pour prévenir le canot qui se trouvait derrière lui. La silhouette du Trojan s’estompait, il avait renvoyé de la toile aussitôt après avoir mis ses embarcations à l’eau. Pears comptait utiliser le vent pour se mettre en position d’observer ce qui se passait sur l’île.

— Terre droit devant, monsieur !

C’était Buller, qui faisait office de brigadier. Un bon marin, celui-là, comme il l’avait amplement démontré. Et ses mauvais éclats de bois n’étaient plus qu’un méchant souvenir. Il a bien de la chance, songea Bolitho, de parvenir à oublier aussi vite.

De grands rochers, pareils à des moines encapuchonnés, se dressaient maintenant des deux bords. Droit devant, dans l’axe du pierrier, s’étendait une petite grève sablonneuse.

— Lève rames ! Rentrez !

Les hommes sautaient déjà à l’eau pour maintenir le canot dans l’axe jusqu’à la plage. D’Esterre avait débarqué, de l’eau jusqu’à la taille, et il ordonna à son sergent de regrouper les premiers éléments pour les emmener sur la colline.

Ils se trouvaient sur une île minuscule, pas plus d’un mille de long. Et les îlots de cet archipel étaient encore plus petits. Il s’y trouvait pourtant des trous de rochers pour stocker l’eau de pluie, du poisson, assez de bois pour avitailler un petit bâtiment.

Bolitho fit quelques pas sur le rivage, songeant à Quinn, sans raison. Il l’avait entendu supplier Cairns de l’autoriser à débarquer. Mais Cairns s’était montré impitoyable.

— Nous avons besoin d’hommes d’expérience, monsieur Quinn…

Et, comme pour ajouter encore à la cruauté :

— … d’hommes fiables.

L’aspirant Couzens arrivait à bord du canot suivant. Venait ensuite le canot major tout rouge du Trojan. Bolitho esquissa un sourire : Frowd et l’autre capitaine de fusiliers étaient à bord. On les avait gardés en soutien, au cas où le premier canot serait tombé sous un déluge de feu.

— Allez, gagnez vos positions ! Les armements, on vous attend !

Stockdale émergea de l’ombre. Il portait son gros coutelas sur l’épaule, comme une épée de chevalier.

Houspillés par leurs sergents et leurs caporaux, les fusiliers se formèrent en sections puis se mirent en devoir de grimper sur la colline.

La nuit tomba une heure plus tard. L’atmosphère était étouffante, visqueuse, pleine d’odeurs de végétation pourrie et de déjections d’oiseaux de mer.

Les tireurs d’élite s’étaient éparpillés en éventail ; D’Esterre atteignit la crête d’une petite colline d’où il voyait la mer des deux côtés. La place était particulièrement bien camouflée.

L’endroit semblait désert, pas âme qui vive. Le navire mystérieux avait probablement rallié une autre île, ou avait mis le cap au nord-ouest, direction les Bahamas. Si Sambell ne l’avait pas vu de ses propres yeux, Bolitho aurait volontiers pensé qu’il s’agissait d’un mirage.

— Ça ne ressemble pas à Fort Exeter, Dick.

D’Esterre était appuyé sur son épée, la tête légèrement penchée : il écoutait les sifflements du vent dans les broussailles.

— J’aurais bien aimé que ces éclaireurs canadiens soient avec nous, répondit Bolitho.

Quelques marins avaient fait halte derrière eux et contemplaient les étoiles. Ils avaient l’air assez content d’avoir laissé leurs camarades à bord. Après tout, ici, on leur demandait qu’une seule chose : obéir, mourir si nécessaire.

Il se fit soudain un vacarme : c’était Shears qui dévalait la pente, camouflé sous des branchages, au grand étonnement de la sentinelle. Cet accoutrement faisait penser au poncho du major Paget.

— Alors ? fit D’Esterre en se penchant pour l’écouter.

Shears avait du mal à reprendre sa respiration.

— Il est là, monsieur, je l’ai vu au mouillage. Un petit bâtiment, on dirait un yawl.

— De l’agitation à bord ? demanda D’Esterre.

— Y a un factionnaire sur le pont, mais aucune lumière, monsieur. À mon avis, ça ne vaut rien de bon.

Et, voyant D’Esterre esquisser un fin sourire, il ajouta :

— Un des fusiliers d’Antigua dit qu’il a vu des fanaux et des lignes à l’eau, monsieur. Il paraît qu’ils pêchent une espèce de poisson particulière. M’est avis qu’un vrai pêcheur ne s’amuserait pas à aller se coucher pendant qu’il a ses lignes à l’eau !

— Cela me paraît fort bien vu, sergent, acquiesça D’Esterre. Je ferai donner une guinée à cet homme lorsque nous serons de retour à bord. Et à vous aussi, par la même occasion. Vous avez sûrement un truc pour qu’un fusilier inconnu vous fasse part de ses réflexions !

Il redevint brusquement « service-service » :

— Allez me chercher Mr. Frowd, nous allons décider de la conduite à tenir. Et dites à la sentinelle de signaler tout mouvement sur le yawl.

— Y a pas d’embarcation à l’eau, nota Shears.

— D’accord, mais peu importe, faites tout de même bonne veille.

Le sergent courut donner ses consignes.

— Eh bien, Dick, fit D’Esterre, vous pensez comme moi ? Que diriez-vous d’une petite attaque par surprise ?

— Oui, cela me paraît faisable.

Il essayait d’imaginer le yawl au mouillage.

— Lorsqu’ils verront tous vos hommes, je pense que cela devrait leur suffire. Mais je crois qu’il serait plus sûr d’envoyer deux canots en renfort, au cas où ils ne seraient pas suffisamment impressionnés par votre petite armée.

— Je suis de votre avis. Vous prendrez les deux canots avec Mr. Frowd ; je garde l’aspirant avec moi : je l’utiliserai comme estafette si les choses tournent mal. Bon, allez-y, et surtout, pas de risques inutiles, un malheureux yawl n’en vaut certes pas la peine !

Tout en attendant que Frowd le rejoignît, Bolitho repensait à ce que disait Pears de ces îlots. Les choses lui semblaient claires : si ce bâtiment était inamical, sinon hostile, il prendrait la poudre d’escampette à la première alarme. Il avait le choix entre deux voies : se diriger vers la terre et tomber sur les fusiliers, ou alors, hypothèse plus probable, profiter du vent pour gagner le large, peut-être pour aller se cacher dans l’archipel. Dans tous les cas, il tomberait sur le Trojan, qui bénéficiait non seulement du vent mais encore des courants du large et qui lui sauterait dessus comme un fauve aux aguets.

Avec de l’eau devant lui, n’importe quel navire pouvait échapper au Trojan. Mais dans des eaux étroites, où la moindre erreur de manœuvre pouvait vous mettre au plein, l’artillerie du gros vaisseau rendait toute fuite impossible.

— Alors, fit Frowd d’un ton las, ce sont les canots qui attaquent ?

Étonné, Bolitho se tourna vers lui. Frowd songeait sans doute à sa prochaine affectation et tout le reste lui importait peu. Il était surtout impatient de quitter un vaisseau où tant de ceux qui avaient été ses égaux devaient maintenant lui céder le pas.

— Oui, rassemblez les hommes, nous y allons dès que possible.

Il ne se rendit compte qu’après coup de la dureté de sa voix. Pour quelle raison ? Avait-il pris inconsciemment l’attitude de Frowd pour un défi, comme Rowhurst l’avait fait avec Quinn ?

Avec leurs avirons soigneusement entourés d’étoupe, les deux canots s’éloignèrent du reste de la flottille et mirent le cap plein est, vers la pointe de l’île. Le vent était malheureusement contraire, les hommes peinaient durement. Mais Bolitho les connaissait bien, désormais. Ils se réveilleraient à l’instant décisif, il les avait déjà vus faire. Et il espérait bien que, de leur côté, ils plaçaient la même confiance en lui.

Et si, après cette approche discrète, ils tombaient tout bonnement sur un banal bâtiment de commerce ou sur de vulgaires pêcheurs effarouchés par l’arrivée des fusiliers ? La chose serait assez comique, mais cependant beaucoup moins drôle lorsqu’il faudrait aller rendre compte au capitaine…

 

— J’crois bien que v’là du monde, monsieur !

Courbé en deux, Bolitho se leva pour rejoindre le brigadier à l’avant. Il aperçut les deux marins qu’il avait déposés à terre se détachant sur fond de ciel. L’un d’eux faisait de grands signes.

Il distinguait nettement toutes sortes de bruits : le friselis de l’eau autour de la coque, le grondement sourd des brisants dans le lointain, un son bizarre dans quelque baie encore cachée.

Voilà plusieurs heures qu’ils avaient atteint l’embouchure d’un ruisseau. Ils avaient fait assez vite jusqu’à ce point, ce qui leur avait permis de souffler un peu. Cela ne posait aucun problème aux marins, habitués à dormir dans n’importe quelles conditions, insensibles aux mouvements des canots et aux embruns qui les détrempaient périodiquement.

— On dirait que ça tourne mal, lui glissa Frowd de l’autre embarcation.

Bolitho ne répondit rien. Les deux hommes étaient assez visibles sur le rivage, les premières lueurs de l’aube apparaissaient déjà.

— Mais c’est Mr. Couzens ! fit Stockdale.

L’aspirant dévalait la pente et se dirigea enfin vers les canots. En apercevant Bolitho, il lui cria :

— Le capitaine D’Esterre vous fait dire d’attaquer dans une demi-heure !

Il semblait tellement soulagé d’être là que Bolitho songea qu’il avait dû se perdre en chemin.

— Très bien !

Attaquer, voilà qui semblait parfaitement clair.

— Et quel est le signal ?

Stockdale aida assez rudement l’aspirant à franchir le plat-bord.

— Un coup de pistolet, monsieur.

Et Couzens se laissa tomber sur un banc de nage, les jambes dégoulinant.

— Parfait, rappelez ces deux hommes.

Bolitho retourna dans la chambre et s’approcha du fanal pour consulter sa montre. Il n’y avait pas de temps à perdre.

— Réveillez les hommes, nous y allons.

Les marins se levèrent péniblement, toussant, puis récupérèrent tant bien que mal leur équipement.

En observant le courant, Bolitho avait déjà calculé comment le yawl évitait. Il songea brusquement à Sparke, il le revoyait préparer l’attaque. Mais non, il fallait chasser tout sentiment tant que l’affaire n’était pas terminée.

— Chargez vos pistolets, mais prenez votre temps.

S’il les bousculait tant soit peu ou s’il leur faisait partager ses inquiétudes, un homme risquait de se tromper et de laisser partir un coup particulièrement intempestif. Et un seul suffirait à engendrer une catastrophe.

Stockdale vint le retrouver dans la chambre.

— Tout le monde est paré, monsieur.

— Monsieur Frowd ?

Le lieutenant fit signe que lui aussi était prêt.

— Nous sommes parés, monsieur.

Bolitho faillit sourire, tout nerveux qu’il était : monsieur ! Frowd ne parviendrait jamais à l’appeler par son prénom.

— Sortez !

Bolitho leva le bras :

— Et sans faire de bruit, les gars, comme des loups qui sortiraient du bois !

— Avant partout, ordonna Stockdale, bâbord, doucement !

Lentement, très lentement, progressant en crabe, les deux embarcations quittèrent leur petit mouillage. Le canot de Frowd suivait immédiatement. Bolitho voyait le brigadier balancer son pierrier comme pour flairer le vent.

— Voilà le coin, lui murmura Couzens.

Bolitho repéra un éperon rocheux, le « coin » de Couzens. Une fois qu’ils l’auraient paré, ils seraient en eaux libres et exposés aux regards d’un éventuel factionnaire.

La lumière montait vite, le paysage verdissait à vue d’œil. Quelques embruns brillaient dans des éboulis de roches. Le canon des armes luisait. Buller se tenait à l’avant comme une figure de proue.

— Par Dieu, monsieur, le voilà !

Bolitho aperçut un grand mât qui se balançait. Il y avait un autre bâtiment plus petit, effilé comme un requin, mais dont on distinguait mal la coque encore noyée dans l’ombre. Effectivement, un yawl, ou plutôt un dundee, comme on l’appelait ici, était le type de bâtiment rêvé pour naviguer entre ces îles. Il entendait toujours les gargouillis de l’eau autour de l’étrave, le battement étouffé des avirons de Frowd. Stockdale poussa un peu sur la barre pour passer côté du large, laissant ainsi le yawl pris entre eux et les fusiliers de D’Esterre.

Le moment fatidique n’allait plus tarder, plus moyen de reculer. Bolitho sortit son sabre en retenant son souffle, même en sachant très bien, fort de toute son expérience, qu’une vigie fatiguée par la veille n’entendait pratiquement rien d’autre que les divers bruits de son propre bâtiment. Il y avait toujours des mouvements et des bruits divers, même à bord d’un navire au mouillage.

Ils avaient encore une bonne distance à franchir.

— Allez, les gars, du nerf ! Tirez sur le bois mort !

Le canot avançait lentement, mais régulièrement et se dirigeait vers tribord avant du yawl. Bolitho aperçut le câble de l’ancre sous un boute-hors très simple. Les voiles étaient carguées et rabantées contre leurs espars.

Le coup d’un pistolet résonna soudain comme le tonnerre d’un vingt-deux-livres. Quelqu’un poussa un cri sur le yawl, des rangées de têtes apparurent au sommet de l’île, ainsi que des mousquets baïonnette au canon. Puis les taches rouges des fusiliers s’ébranlèrent en une ligne qui avançait vers le bord de l’eau.

— Allez, tirez-moi là-dessus, de toutes vos forces, bon sang !

Bolitho s’était penché en avant comme pour donner plus d’élan au canot. Des silhouettes se montraient sur le pont du yawl ; un coup de feu isolé illumina le grand mât. Ils entendirent D’Esterre qui ordonnait à l’équipage de se rendre, des cris inaudibles, puis le grincement de manœuvres dans les poulies.

Il en oubliait presque son propre rôle dans l’affaire. Les fusiliers firent halte et tirèrent posément une salve de mousquet : toujours pas un seul mouvement à bord.

— Parés à monter à l’abordage ! hurla Bolitho ; aux grappins !

Du coin de l’œil, il vit Frowd qui surgissait et le dépassait, un grappin jaillit vers le pavois, les hommes désignés se ruèrent à l’assaut, le couteau à la main.

Les marins anglais se jetèrent en poussant des clameurs de chaque bord du beaupré. L’équipage du yawl tentait de se rassembler près du grand mât, encore trop saisi pour tenter une contre-attaque et seulement occupé à essayer de résister sur place. Quelques mousquets avaient été jetés à la hâte sur le pont, Bolitho se précipita à l’arrière en compagnie de Stockdale pour s’assurer que personne n’essayait de se dissimuler en bas ni même ne tentait de saborder le bâtiment.

Sur le rivage, les fusiliers poussaient des cris d’enthousiasme en agitant leurs chapeaux. Ils n’avaient pas perdu un seul homme.

— Des corsaires, à coup sûr, fit Frowd en passant.

Il sortit un homme de la masse compacte. Il avait abandonné ses armes mais était tellement chargé de balles et de cartouches qu’il ressemblait à un vrai pirate.

Bolitho remit la lame au fourreau.

— Bien joué, les gars ! Je vais faire prévenir les fusiliers et ensuite…

Couzens avait poussé un cri. Il lui montrait quelque chose à l’avant, fou d’inquiétude.

— Là-bas, monsieur, un bâtiment ! Il tourne la pointe !

D’Esterre l’appela à son tour dans son porte-voix.

— Abandonnez le yawl ! Remontez dans les canots !

Frowd était occupé aux manœuvres. Le nouvel arrivant changeait de route.

— Mais par le diable, demanda-t-il, qui c’est encore, celui-là ?

Buller observait fixement l’intrus et attrapa soudain Bolitho par la manche.

— J’le reconnais, m’sieur ! Vous savez, le brick qui a pris la fuite quand le Spite a été démâté !

Bolitho comprit soudain ce qui se passait : le brick, le yawl qui l’attendait là pour un transfert d’armes et de poudre, puis ce dernier ordre de D’Esterre, il n’arrivait pas à se décider.

Un éclair, suivi par le bruit d’un départ, un boulet passa en sifflant avant de s’écraser sur l’île. Les fusiliers se retiraient en bon ordre, l’équipage du yawl passait de la peur à l’espoir, espoir qui se transforma bientôt en une véritable jubilation devant l’arrivée de ces secours inespérés.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Frowd, qui se tenait près du cabestan, sabre à la main. Il peut nous massacrer en quelques coups !

Mais Bolitho pensait à Pears, à la déception de Coutts, il revoyait Quinn devant la commission d’enquête.

— Coupez le câble ! cria-t-il, parés à envoyer la grand-voile ! Monsieur Frowd, occupez-vous de ça ! Stockdale, prenez la barre !

Un second boulet vint s’écraser sur un canot amarré à l’arrière. Avant qu’il eût eu le temps de chavirer et de couler, son pierrier explosa et la volée de mitraille faucha au hasard un matelot qui se précipitait au câble. Maintenant, avec une seule embarcation disponible, il ne pouvait plus obéir aux ordres de D’Esterre. Rempli de haine et de fureur, Bolitho gardait les yeux rivés sur le brick.

Il comprit alors pour de bon qu’il n’avait aucunement l’intention de lâcher prise.

La grand-voile partait en travers, quelqu’un réussit à couper le câble, le yawl tombait sous le vent, incontrôlable.

— La barre dessous !

Ses hommes se battaient avec les manœuvres, parfaitement indifférents aux prisonniers Bolitho se retourna juste à temps pour voir le mât d’artimon tomber et s’écraser à frôler Stockdale. Il s’en était fallu de peu, tout le gréement arrière traînait le long du bord.

— Débarrassez-moi de tout ce fatras !

Un violent choc secoua la coque, un boulet venait de s’engouffrer dans l’entrepont. À cette cadence, le yawl n’allait pas résister très longtemps.

— Mettez ces hommes aux pompes ! ordonna-t-il à Couzens en lui tendant son pistolet, et abattez-les s’ils essayent de se rebeller !

— Ça y est, monsieur, je le tiens !

Stockdale, jambes largement écartées, se tenait à la barre comme un chêne. Les voiles principales et le foc avaient enfin été établis, la terre défilait rapidement sous le boute-hors.

Le brick gagnait pourtant toujours sur eux, le pont incliné alors qu’il remontait au près pour tourner son adversaire. Le yawl possédait certes deux pierriers, mais cela ne lui servait à rien : autant essayer d’arrêter une charge de cavalerie avec une pique. Et l’équipage était mieux employé à la manœuvre qu’à gaspiller ses efforts en vain.

Il y eut de nouveau une série d’éclairs, cette fois-ci, les boulets percutèrent de plein fouet les œuvres vives comme une grêle de pierres.

Bolitho apercevait maintenant le pavillon hissé à la corne du brick, le fameux pavillon à bandes rouges et blanches, le cercle d’étoiles sur champ d’azur. Le bâtiment était visiblement tout neuf, et il était commandé par un homme de l’art.

— Nous faisons eau, monsieur, et de plus en plus vite !

Bolitho s’essuya rapidement le visage, il entendait bien le bruit saccadé des pompes, mais cela ne servait plus à rien. Ils n’arriveraient jamais à s’enfuir.

De nouveaux claquements, plus vicieux cette fois : une salve de mousquets. Quelqu’un poussa un cri, Frowd s’effondra contre le pavois en se tenant le genou à deux mains. Couzens apparut dans l’ouverture du panneau et posa son pistolet sur l’échelle.

— Nous coulons, monsieur, la cale est envahie !

Un boulet vint percer la grand-voile et coupa au passage les haubans comme un gigantesque sabre.

Frowd avait du mal à parler :

— Il faut aller vous échouer ! C’est notre seule chance !

Bolitho hochait négativement du chef : une fois qu’ils seraient échoués sur le sable, la cargaison du yawl serait toujours intacte. Et il était certain qu’il s’agissait d’armes et de munitions. Pris d’une fureur soudaine, il se précipita dans les enfléchures et tendit le poing à l’ennemi. Sa voix se perdait dans le vent et dans le fracas du tir, mais il éprouva tout de même une certaine satisfaction :

— Je coulerai avant que tu m’aies pris, va donc au diable ! Stockdale le regardait, la pointe défilait toujours, la mer était hachée par les boulets.

Dieu fasse que nous arrivions jusque-là, se prit-il à prier ; ce sera trop tard pour nous, mais ils ne nous auront pas.

 

En vaillant équipage
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